Polaroïd

 Aftersun de Charlotte Wells


Sophie, à 11 ans, filme son père avec un caméscope. La vidéo est mise en pause, et l’on aperçoit le reflet de ce que l’on devine être Sophie adulte, regardant l’écran. D’emblée, Aftersun se situe sur le plan de la remémoration. L’image s’ajoute comme une prolongation d’archives parcellaires, dans une démarche qui, bien que fictionnelle dans son exécution, n’est pas sans rappeler celle de l’auto-fiction, Annie Ernaux en tête1. 

Chroniques d’un séjour estival d’une fille pré-adolescente et de son père, le film ne tente pas tant de restituer une suite d’évènements qu’un lieu et une temporalité, une scène où vient se rejouer la fin d’une enfance. Il ne se passe en effet pas grand-chose dans l’hôtel qui semble figé dans un passé immobile. Le beau temps y est omniprésent, des parapentes glissent constamment dans le ciel, tandis que les mêmes personnes s’adonnent jour après jour aux mêmes activités.

Pourtant, cet été figé est investi d’une dimension crépusculaire. Les gestes du quotidiens répétés, comme l’application de crème solaire, semblent menacés. Car la convocation mémorielle donne aux détails et aux habitudes représentés une dimension exceptionnelle, et l’ensemble de ces moments vécus sont investis du regard mélancolique de l’adulte – en témoignent les brèves séquences laissant entrevoir le « présent », dont la colorimétrie plus terne confère aux images du passé comme un aspect factice, plus éloigné du réel, comme une sorte de rêve.

Car c’est avant tout le regard sur le monde qui est ici l’objet de la représentation. Celui de la cinéaste, tentant de reconvoquer la sensation d’un regard « vierge », où chaque sensation est vécue sans hiérarchie, comme une chose nouvelle. Ainsi, comme lors d’un baiser d’adolescent, la caméra opère un décadrage pour filmer les alentours, ou des détails : ici, des enfants tapant sur des vitres, plus loin un  polaroid se développant au coin d’une table. L’on devine cependant que c’est la dernière fois que ce regard là peut s’exercer. Car c’est un regard qui précède le deuil. Celui de l’enfance comme celui du père.


En dépit de son épure, le film demeure cependant assez difficile à saisir – et ce n’est pas selon moi révélateur d’une complexité cachée, mais plutôt d’une indétermination dans sa conception même. On peut légitimement questionner ce sur quoi porte la mise en scène : car le film dans son ensemble n’a pas toujours l’air de savoir sur quel pied danser. D’un côté, les influences du documentaire ou du journal filmé, la volonté de capter l’instant dans ses détails, se heurtent à une écriture à l’intentionnalité par trop soulignée. De là une hésitation : est-ce le signe d’une pudeur, d’une certaine crainte de perdre le spectateur ? Ou s’agit-il d’une tentation peu assumée du drame sentimental ?

Si Aftersun ne semble pas complètement abouti, il donne cependant à voir quelques brèves épiphanies, comme preuve ponctuelles d’une intuition certaine à l’œuvre chez la réalisatrice : en témoigne notamment le très beau panoramique de fin, seule mais juste touche théâtrale du long métrage. Reste à savoir : est-ce que Charlotte Wells, à mesure qu’elle gagnera en maturité et en confiance dans son art, se permettra des parti-pris plus radicaux ? Ou suivra-t-elle la trajectoire d’un Kore-Eda, abandonnant l’aspérité de ses premiers films pour des productions sans doute plus abordable, mais en contrepartie plus lisses ?

Quoi qu’il en soi, aussi inégal qu’il peut-être, son premier long métrage reste encourageant, et pourrait bien marquer – espérons-le – les prémisses d’une œuvre singulière dans le paysage cinématographique à venir.

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1 On retrouve notamment chez elle l’utilisation d’archives comme point de départ venant enclencher le travail de remémoration : une photographie dans Mémoires de fille, ou plus récemment des captations amateurs dans Les Années Super 8.

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