L'image négative

 Quelques réflexions sur Ring d'Hideo Nakata (1998)

La réception de Ring en occident semble à terme avoir été parasitée par la mode étasunienne des années 2000 : soit l'affluence de remakes et de variations de films de genre sur fond d'un artefact ou d'une technologie maudits – qu'on reconnaîtra souvent paresseux et arrivistes. Il est en effet ironique pour quiconque connaît la fin du film de penser que son héritage sera celui de copies d'une copie qui délaissent la profondeur de l’œuvre originelle pour n'en garder qu'une surface quelque-peu asséchée.
U
ne rapide lecture anachronique, en n'y voyant qu'une critique réactionnaire de l'image analogique,aurait tôt fait de déclarer l’œuvre dépassée, ou encore dépourvue de vision1. Cette lecture cependant ne résiste pas à une analyse poussée du film ; car sous ses faux airs d'archétypes du film de genre, Ring d'Hideo Nakata se révèle un film aussi ambigu que fascinant.

 

Un miroir obscur

Dès l'introduction, l'écran sert de vecteur aux forces occultes, représentées dans le film par l'eau. Que ce soit la mer sombre mêlée à la « neige » de l'écran, la mer passant en boucle dans la vidéo hantée – qui par ailleurs débute et se termine par la représentation d'un puits – l'eau s'apparente à une force de la nature qui accompagne toute manifestation occulte (Sadako meurt noyée, et son apparition consiste à sortir d'un puits). Le danger ne semble pas prendre son origine dans l'image elle-même mais la précède : la technologie s'apparente alors comme un outil pour sonder l'occulte, mais aussi pour le propager.

De fait, la surface de l'écran semble tenir du seuil entre le quotidien et l'occulte, tout en possédant le pouvoir de faire traverser d'un côté et de l'autre. Il n'agit cependant pas tant comme un lieu de passage que comme un miroir. Le regard, au-delà d'être fatal au sujet, a une autre fonction : révéler la part occulte du quotidien. Lors du retour d'Asakawa dans la maison de la première victime, un plan montre son reflet dans l'écran de télévision éteint, comme prise dans un monde obscur. De la même manière, les seules apparitions spectrales visibles avant la fin se feront en tant que reflet.


Le film semble en réalité se construire autour du principe de l'image négative ; en témoignent le premier et le dernier meurtre, aux deux extrêmes opposés du film (et seuls représentés à l'écran) dont le cri s'achève en une photographie en négatif. Ce procédé témoigne de deux choses : d'une part, l'action du spectre est celle du renversement sujet-objet : autrement dit de l'animé en inanimé, et vice-versa. La mort n'est ainsi pas une fin de la vie mais une fixation brusque de celle-ci (les cadavres retiennent par ailleurs une expression de vivante terreur), et c'est le regard même de Sadako (représenté par un œil révulsé) qui en est à présent la cause. Mais ce renversement en cache un autre : celui de la victime en bourreau. De même que la rage de Sadako a pour cause son propre assassinat, son action va être celle de convertir ses victimes en nouveaux propagateurs de sa rage meurtrière. Les reflets obscurs ainsi que les images négatives prennent alors un autre sens : celui d'une conversion, ou plutôt d'une contamination. Ce sont ainsi les victimes qui sont amenées à répandre la malédiction, que ce soit par simple rumeur au début, ou par un acte délibéré à la fin. L'un des sens du titre en effet peut s'expliquer par l'analogie de l'anneau, d'une alliance de la victime avec son bourreau, à l'image d'un parasite qui se sert du corps de son hôte pour se reproduire. Ainsi la rencontre du sujet avec l'occulte peut se lire comme une réunion de l'humain avec sa part inconsciente, autrement dit sa part obscure, son image négative.

 

Penser le cinéma de genre 

Un des éléments qui pourraient expliquer la relative impopularité du film de nos jours seraient son ambivalence générique. Là où beaucoup s'attendraient – et à raison – à un film de série B efficace, l’œuvre prend assez rapidement les codes du polar fantastique ; à l'enchaînement d'épisodes horrifiques se substituent le récit d'une enquête à la recherche de l'auteur.ice de la vidéo qui occupe toute la partie centrale (voire les deux tiers) du film. On pourrait considérer que Ring est un mauvais polar, à ceci-près qu'il n'en est pas un, voire qu'il en est précisément tout l'opposé.

Suite au visionnage de la cassette est déployé dans le film tout un dispositif de rationalisation, par le biais entre-autres du personnage Takayama. Le récit semble alors correspondre à une structure herméneutique², se déployant autour d'un ensemble d'indices à déchiffrer. Mais l'apparente logique semble rongée de l'intérieur : les conclusions semblent la plupart du temps arbitraire (« Il veut qu'on le retrouve » dit Takayama au visionnage de la cassette) et les révélations ne viennent pas d'un travail de déduction mais de visions. A terme, les deux protagonistes ont appris le passé de Sadako mais pas son mobile ni les causes de son assassinat. L'enquête est non seulement déceptive, mais se révèle également sans effet.

C'est que si Hideo Nakata déploie un dispositif ''rationnel'', ce n'est que pour mieux le détruire. Un jeu de parallèles s'effectue au début et à la fin de l'enquête : une équation est écrite sur un tableau dans l'appartement de Takayama. Dans une première scène, on voit son étudiante fausser l'équation en l'absence de son professeur, en replaçant un + par un – . Après l'enquête et juste avant son meurtre par Sadako, Takayama voit l'erreur et la rectifie en retraçant le +. Ce détail apparemment anecdotique est pourtant l'une des clés de l’œuvre : l'équation à partir de laquelle partent Asakawa et Takayama – c'est à dire considérer qu'apprendre les origines du spectre permettrait de stopper les meurtres – est d'emblée fausse. En ce sens, le fait d'apprendre le passé de Sadako n'est rien de plus qu'une addition d'informations, un + qui viendrait remplacer un –. Un plan mettant côte à côte l'écran de télévision et le tableau après la mort de Takayama vient renforcer cette idée. La rage de Sadako ne peut pas s'expliquer rationnellement, et c'est dans cette neutralisation du rationnel que se déploie l'irrationnel, et que le film gagne tout son potentiel horrifique.

Ce que semble produire ce dispositif pour ainsi dire ''anti-rationnaliste'', c'est un discours sur le genre, ou plus précisément le film de genre. En posant la condition du fantastique (donc de l'irrationnel) comme la défaite d'un dispositif rationnel mené jusqu'à sa limite, Nakata semble poser les termes génériques du film d'horreur.

On touche là à sans doute l'une des plus grandes forces du film : sa cohérence thématique. Une autre clef d'interprétation réside encore une fois dans le titre à la foisonnante polysémie : l'image du cercle. Renvoyant à l'entrée du puits, il trouve également un écho dans la circularité de l’œuvre ; cette circularité structurelle est redoublée par celle du genre : tandis qu'il commence comme un film d'horreur classique, Ring ne se permet de se montrer pleinement en tant que tel qu 'une fois après avoir épuisé tout ce qui aurait permis d'en faire sens.

L'inconnu se révèle alors, de la même manière qu'un abîme dont on aurait tenté en vain de sonder les profondeurs.

 

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1. L'interprétation erronée du film comme simple critique de la technologie peut s'appuyer notamment sur le devenir d'une image analogique alors en fin de vie, ainsi que les limites de sa diffusion ; un an plus tôt, Perfect Blue (1997) de Satoshi Kon montrait déjà la propagation de la rumeur par internet comme moteur de la paranoïa. Dans Kaïro (2001) de Kiyoshi Kurosawa, sorti seulement trois ans plus tard, ce sont l'image numérique et internet qui sont moteurs de contamination spectrale, avec – on l'admettra – bien plus de portée qu'une simple cassette. 

2. Cnrtl : « Théorie, science de l'interprétation des signes, de leur valeur symbolique. ».

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